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cours de P Weber, Aline Weil (Le Gall)
30/1
 Voici ma problématique: passer de la création ponctuelle "pulsionnelle" en série à la suite de laquelle j'analyse la genèse et la finalité de la série réalisée à un travail où j'envisage en amont le projet d'une manière globale en identifiant mes objectifs à l'avance et en prévoyant les différentes productions à réaliser. Est ce possible? est ce souhaitable? Pourquoi adapter un projet à une conception intermittente de créations : pour savoir où je vais, pour que l'empirique et la sérendipité ne dominent pas sur le "à construire", pour limiter les productions! Cette façon différente d'envisager mon travail serait il compatible avec le "ruminement" mental  de la vision de l’œuvre à créer, serait il  fructueux comme moteur de création? J'ai déjà constaté que j'étais, à mon grand étonnement, non seulement capable mais très intéressée par le travail avec un sujet de commande.("Hospitalités" en fut encore la preuve)
J'ai un projet identifié: réconcilier les déchets végétaux, écorces... et les déchets technologiques, les plastiques, les câbles électriques...
J'ai une réalisation dont j'ai identifié après coup les enjeux d'une manière fulgurante : à la suite de pratiques magiques liées à un deuil, j'ai élaboré une sculpture faite avec des papiers grignotés par les lépismes (aspect thérapeutique de la création)
les 2 champs s’interpénètrent ils? Je sens qu'ils sont reliés mais n'ai pas encore mûri cela pour comprendre ce qui les rapproche. Les 2 matières végétales sont transpercées par des trous. Elles sont  comme des peaux rongées par des vers.
J'aimerais trouver un sujet de recherche et de réflexion pour faire évoluer mon axe de travail qui tiendrait compte des 2 perspectives énoncées plus haut
Y a-t-il un lien entre mon travail sur et avec les écorces et les papiers que je donne à ajourer aux lépismes qui les grignotent?
1/2 Hospitalités: accueil


 Je vais présenter le travail que j'ai intitulé "Contenu". Une écorce de bouleau cylindrique est entourée de fils de couleurs. Le mot "contenu" est polysémique. Il nomme le résultat de l'action de contenir et le volume crée par cette action
L'écorce accueille les fils, les fils maintiennent l'écorce, chacun a son rôle. Il y a une tension entre les 2 nécessaire et suffisante pour que, une fois que c'est fait, celui qui est accueilli comme celui qui accueille est lié à l'autre. Chacun opère sur l'autre. S'il n'y a pas les fils l'écorce se distend. S'il n'y a pas l'écorce les fils s'abandonnent mollement. Ils interfèrent réciproquement, ils sont solidaires. C'est l'idée que je me fais de l'hospitalité. Il y a des avantages et des inconvénients. Il y a entre les 2 côtés une limite créée par cette rencontre. Elle est fluctuante pour chacune des rencontres et pendant toute l'histoire de cette rencontre . Il faut que chacun se contienne, pour que personne ne déborde sur l'autre, chercher le bon équilibre. Sinon accueillir ou être accueilli peut étouffer finalement, 2 corps étrangers se rencontrent.  Il faut qu’ensemble ils trouvent une solution pour s'accepter. Il faut dialoguer pour repousser ses appréhensions face à l'inconnu. Chacun doit faire un pas vers l'autre. Il faut que chacun reconnaisse l'avancée de l'autre, l'accepte ou la redéfinisse avec ses propres codes et la fasse à son tour partager.
Souvent l'inconnu fait peur dans la vie. En art c'est un moteur.
11/2
Le travail sur "Hospitalités" m'a fait avancer, je crois, sur mon intention globale de travail: je travaille sur l'échange en le traitant de plusieurs manières: la rencontre, l'accueil,  le partage, la réciprocité, l’entraide, l'acceptation, l'entente, la réconciliation, la solidarité, la mixité, l'assimilation. Les associations, la confrontation enrichissent, transforment.

29/2
J'ai essayé de donner un titre à mes dernières écorces, oui elles ont bien à voir avec l'échange quand  j'essaie de faire sortir leur caractère avec mes mots, elles parlent bien de cela, ou je les fais parler de cela. Écorces et matériaux de récupération de l'industrie non seulement cohabitent, mais plutôt s'entraident, se valorisent, échangent comme des humains, partagent le même terrain, ou l'un permet à un élément étranger de partager son espace. Ça peut aller jusqu'à l’absorption, jusqu'à l'étouffement.
courge: arche de noués: rassemblés, solidarité
totem chevelu: passage, la traversée
écorce roulée + sac poubelle: étouffement
écorce résine: incognito, insertion, intégration
écorce+papier doré: incrustation, assimilation
contenu : hospitalité


Art et science
Je travaille depuis un an sur la réconciliation matières végétales (écorces d'arbres) et matières de récupération de la technologie: câbles électriques et fibres optiques, plastiques...
J'ai toujours prêté un regard attentif aux matières et aux textures spécialement celles de la nature, j'aime regarder l'eau, ses différentes formes, je sais les grands problèmes liés à sa mauvaise exploitation. J'aime sa transparence, ses nuances. Pour "art et science", au lieu de réconcilier les 2 matériaux que j'ai cités plus haut, je vais essayer de provoquer l'illusion visuelle de l'eau . Avec un matériau de synthèse (la résine) et naturel (l'eau.). Ce projet mêle physique (optique) et chimie ( 2 substances de même apparence dont l'une est trompeuse). Après avoir prévu une présentation horizontale, la discussion que nous avons eue m'a fait choisir une mise en scène sur un plan vertical de la représentation de l'eau, ce qui est plus incongru. Je mettrai un récipient avec de l'eau en dessous pour créer l'interrogation sur l'improbabilité de voir de l'eau (non gelée) à la verticale.


21/3
Art et animalité
L'animal intercesseur  pour communiquer avec l'invisible

La sculpture que je présente n'a au premier abord rien à voir avec l'animalité. Voici une expérience troublante et fondatrice, à l'origine de cette œuvre.

Mes dernières productions sont en volume; plusieurs sont réalisées à partir d'écorces ou de papiers traversés par des trous d'insectes (vers à bois et lépismes pour le papier). Pour certaines je recherche la mise en relation de matériaux végétaux glanés et de déchets manufacturés récupérés: câbles électriques, fils de couleurs, câbles optiques, bouteilles en plastique transparent, tubes et bouchons.
Je vais présenter mon univers de prédilection esthétique, mon attitude créatrice, les médiums, les artistes avec lesquels j'ai un dialogue intérieur. Puis je m'arrêterai sur les artistes qui au lendemain de la seconde guerre mondiale utilisèrent ds déchets dans leurs créations. Enfin, je présenterai la sculpture "Le messager" où des animaux interviennent dans l'élaboration. En conclusion, je décrirai le trouble que j'ai ressenti en présentant cette sculpture, réalisant que le travail des animaux a un rapport avec des pratiques magiques.

1) PRÉSENTATION DE MON UNIVERS CRÉATIF
Les lignes que la nature a créées dans les paysages sont la source de mon travail : la frange des vagues en bord de mer et les lignes laissées à marée basse sur l'estran, les strates des couches géologiques, les lignes de crêtes qui se superposent à l'horizon ou les rides sinueuses des écorces. Ces éléments graphiques captent sans cesse mon attention. Mon désir de les imiter m'a entraînée à peindre et utiliser des écorces pour des œuvres en volume
Les émotions ressenties au contact de la nature me posent la question de leur transposition esthétique. Comment restituer l'émerveillement, comment mettre à distance le rapport de porosité vécu à son contact cénesthésique? Je cherche peut être à restituer l'empreinte que la nature imprime sur mon corps? Comment passer de l'état de sujet imprégné par ces matériaux organiques ou végétaux, à la relation d'échange avec la matière picturale ou plastique? Comment savoir où cesse le dialogue avec elle, métamorphose de la source vivante?
Didier. Anzieu apporte un élément de réponse :
"Dans sa dimension métaphorique le Moi-peau fait image. La métaphore suggère des images psychiques...Celles-ci...font appel à la sensorialité et à la motricité. Le Moi-peau évoque à la fois le sens du toucher, mais aussi le mouvement actif qui met en contact le sujet avec une partie de lui-même aussi bien qu'avec l'autre. En outre, la métaphore sollicite la participation active, entraîne l'autre dans son transport, dans l'illusion créatrice d'une expérience commune et partagée".i

J'ai vu le film :"L'histoire du chameau qui pleure". IL faut le voir pour le croire! quelle est la part de la réalité et celle de la légende?





2.) MISE EN IMAGES, MISE EN FORMES
Je vais décrire mon rapport à la technique de réalisation de mes travaux: empreinte, sérendipité, expériences sont mes moteurs
Je traduis l'empreinte que je ressens au contact de la nature en inventant des processus picturaux, souvent à partir de l'empreinte de plastiques encrés, qui deviendront sur le papier, textures végétales, aquatiques, ou minérales. « L'artiste ne doit pas copier la nature mais prendre les éléments de la nature et créer un nouvel élément »2
Je provoque l'apparition d'une image puis je gère le hasard de l'empreinte obtenue en jouant avec les formes et les textures dévoilées: j'affine alors le détail d'une écorce, d'une mousse, ou celui d'un paysage lointain de mer ou de montagne. Je réinvente cette image de la nature. Odilon Redon donnait une grande place au hasard : « Je n'ai vraiment aimé la peinture et mon art que, lorsque -le pli étant fait- après des efforts en plusieurs sens, j'ai senti ,...., tout ce que me donnaient d'imprévu et de surprises mes propres inventions ».3 Je suis aux aguets des accidents, des imprévus, des surprises que je pourrais exploiter dans de nouveaux défis : exploiter l'occasion féconde (kairos), rendre visible ce qui est infime, imperceptible, ignoré, mis de côté.
Pour Francis Bacon, l'accident a une place essentielle «Je pense que l'accident -ce que j’appellerais la chance- est un des aspects les plus importants et les plus fertiles, parce que, si quelque chose marche pour moi, je sens que ce que ce n'est rien que j'aie fait moi- même, mais quelque chose que le hasard a été à même de me donner,..., je ne sais jamais dans quelle mesure il s'agit d'un pur hasard et dans quelle mesure d'une manipulation du hasard».4
Je peins sans utiliser de pinceaux ou presque, je fais des sculptures sans gouges ni maillet. Je vais énumérer les médiums, gestes et techniques qui font la particularité de ma poïétique.
J'emprunte des chemins de recherches que je renouvelle pour m'étonner des effets : acrylique au couteau pigments et sable, collage de papiers de soie déchirés pour des paysages imaginaires en noirs et blancs, encres dans des compositions abstraites, et d'autres influencées par le rivage de l'océan, des arbres et écorces imaginaires. Et toujours dans la recherche de matières nouvelles à mes yeux, des peintures de montagnes traitées à l'huile. Je travaille à partir d'empreintes de supports variés (souvent récupérés) encrés et appliqués sur le papier ou la toile ou passés sous la presse d'imprimerie.
  Je suis une glaneuse: je ramasse, j'engrange et je vois des trésors dans des matériaux de récupération.
"L’attitude vis-à-vis de l’occasion est essentielle. Seule une attitude active, volontaire, énergique, lucide ouvre la voie à une reconnaissance d'une rarissime occasion. Il s’agit d’épier, de capter le temps favorable, de surprendre la simultanéité. Cela suppose tension et attention, vigilance et concentration." 5
- Pour les encres et peintures, j'utilise principalement le papier épais ( 360gr), l'encre, des films alimentaires. Les formats varient du 20X20 cm et autres petits formats pour les travaux passés sous la presse, au format raisin ou un peu plus pour les encres sur papier ou toile. Je me sens plus à l'aise avec des tailles qui sont proches de l'envergure de mes bras et de mon regard au moment de la réalisation. Par ailleurs pour les écorces, il ne m'est pas, pour l'instant, facile de trouver de grandes écorces.
- je réitère des gestes: déchirer, froisser, alterner, superposer, chevaucher, appliquer. pour le papier, et assembler, traverser, enrouler, coudre
- des éléments et des effets se répètent : bandes, écorces, empreintes, paysages, strates, dessus-dessous, transparence, textures. Le rendu de la matière recherchée que j'ai en tête génère le choix de la forme de la taille et de la couleur.
- Il faut à la fois que les matériaux glanés aient un vécu avant ma rencontre et l'histoire que je vais créer avec eux qu'ils aient une esthétique riche à mes yeux. Les écorces doivent avoir des qualités graphiques, elles doivent avoir de nombreuses lignes ou rides. « Le cortex en latin classique est l'épiderme, la partie de l'arbre offert à l'extérieur. L'écorce est irrégulière, discontinue, accidentée. Elle dit l'impureté, la contingence, la variété, l’exubérance, la relation de toute chose ».9 Elles ont pour moi la qualité d'une couleur neutre, grise, beige, marron. Elles doivent posséder des trous d'insectes comme des pores par lesquels je ferai passer des fils, messagers entre les deux mondes des vivants et des morts. Les matériaux de l'industrie doivent, eux, être colorés . Ils sont souvent graphiques par essence : câbles, fils, fibres optiques. L' aspect des matériaux créés par la nature et de ceux fabriqués par la société humaine est aussi contrasté que leurs passés différents. Leur opposition est renforcée par leur juxtaposition.
- Les papiers et certains contenants plastiques doivent, eux, être transparents ou translucides. Il est nécessaire à mes yeux que la lumière les traverse. Les lépismes mangent le papier en faisant de petits chemins, ce qui crée des zones plus ou moins translucides et des variations subtiles.
- Je suis toujours dans la même recherche de couleurs et de formes quelque soit le support de travail, bi dimensionnel ou en volume.
- La durée des travaux d'exécution, c'est à dire le temps d'attente et même le moment de la surprise du résultat est une donnée prise en compte, par exemple, attendre que l'encre étalée cachée sous le plastique sèche avant de dévoiler l'effet.
- Le temps de marche dans les bois, de ramassage et de choix d'écorces sont déjà du temps de travail. J'apprécie cette partie vécue physiquement où tout mon corps fonctionne dans ce but : trouver l'écorce rare que personne n'a vue. Mes yeux cheminent aussi de tous côtés, aux aguets. Puis continuer à se préparer mentalement en attendant que les écorces ramassées sèchent, les faire passer au congélateur pour qu'il n'y ait plus d'insectes actifs.
Attente encore plus longue pour que les lépismes aient travaillé pour moi, et cela pendant au moins un an. Aller voir régulièrement où ils ont grignoté les papiers de soie ou les papiers calque. Retourner avec soin les papiers. Rencontrer (rarement) un lépisme sur une feuille et le remercier de son travail.


Ma culture artistique et son influence sur mon travail
Je cite 9 artistes avec lesquels je sens une proximité dans la démarche ou le rapport avec le matériau utilisé. Je ne mentionne pas les artistes qui m'ont accompagnée spirituellement depuis ma jeunesse, mais ceux dont le travail a des connexions avec mon élan créatif.
Ces artistes travaillent sur des matières naturelles, sur le temps et les transformations de la matière dans des sculptures et des installations.
- Bernadette Chéné, que j'ai découverte à la Galerie Arlette Gimaray rue de Seine (1999) et Marinette Cueco qui transforme des tiges végétales en dentelles murales (à la Galerie Univer 2014) , Sheila Hicks qui sculpte des cordes de laines dans des installations colorées.( galerie Frank Elbaz en 2014) Leur travail sur le temps et leur poésie m'ont influencée .
Je me sens en proximité avec le Land art: Nils Udo, (découvert par hasard il y a une trentaine d'années lors d'une exposition rue François Miron), Andy Goldsworthy (à la Galerie Lelong) et le film : Rivers and tides, redécouvrent la nature avec poésie : j'y ressens la justesse des lignes, couleurs, lumières, matières. Je me sens proche de la démarche de l'Arte Povera et de Guiseppe Penone. Il allie arbre et bronze dans des sculptures en pleine nature.
-François Weil, dont j'ai vu le travail pour la première fois au Centre d'Arts Plastiques Albert Chanot à Clamart (1995) sculpte la pierre brute et la rend fragile et légère même quand elle est de grande dimension,
- Frans Krajcberg à l'Espace éponyme dans cette jolie impasse de l'avenue du Maine J'ai été émue par ses installations aux jardins de Bagatelle (2005). Son travail magnifie les arbres, la forêt et condamne les incendies brésiliens d'Amazonie.
-et bien sûr Jean Dubuffet dont les travaux d'empreintes ou incluant des éléments naturels ou de récupération attirent toujours mon regard : les matières, les textures, l'inventivité, la liberté des gestes. Je me sens proche des pistes empruntées par Jean Dubuffet: chasseur d'occasions, d'accidents, provocateur d'effets, le fait que la forme finale n'ait pas la forme prévue l'intéresse, "le hasard gouverne, l'artiste dirige" 1


3) ART ET DÉCHET
ans leurs trésors récupérés à trouver le vrai dans une authenticité du geste.
Ces créateurs partent de la matière la transforment à leur idée. Ils la hissent à un niveau symbolique élevé. Ils accordent d'autant plus d' importance à la marque de l'homme dans la matière qu'elle est maladroite ou accidentelle. Bissière cherche à se rapprocher mentalement de l'homme primitif. Il lutte avec la matière "il ne s'agit pas de montrer le déchet dans sa réalité brute".7
Bribes, riens, fragments apparaissent avant tout comme ferment de création. Une présence imprévue subjugue l'artiste et parvient à sa connaissance. Il transforme ces petits riens en or par ses essais, ses expérimentations. Il fait des miracles; c'est à dire nous révèle ce que nous n'aurions pas pu voir sans cette transmutation. Le déchet pour Dubuffet est un maillon d'une chaîne essentielle : "de la graminée à la terre ou à la pierre, il y a une continuité, quelque chose de commun qui est l'existence, la substance, l'appartenance au monde de l'homme, lequel forme un grand bouillon continu "
" La réhabilitation du déchet découle de la conception de l'univers comme un tout essentiellement continu."8 L'homme fait partie de l'univers, il y est immergé. Je me sens héritière de ce rapport au monde.
Je recherche la mise en relation de matériaux végétaux glanés et de déchets manufacturés récupérés: câbles électriques, fils de couleur, câbles optiques, bouteilles en plastique transparent, tubes et bouchons...la mise en confrontation des 2 matériaux recyclés dans des statues, des petites constructions, des volumes. Je ne ressens pas de différence quand je tâtonne sur une peinture bi-dimensionnelle et une création en volume.
Cette récente période de travail où se lient des éléments naturels et des câbles électriques ou technologiques, des plastiques..., veut réconcilier ces deux matériaux opposées. Les uns -les écorces- sont depuis toujours recyclés quand ils se détachent ou quand l'arbre est mort et tombe à terre. Les trous de vers par où les câbles de plastique passent le montre déjà. Les autres -les fils plastiques ou métalliques, les bouteilles en plastique- issus de la fabrication industrielle ne le sont pas. Après leur "vie" les premiers sont toujours vivants en se transformant d'écorce en terreau, les seconds seront soit enterrés soit incinérés. Par mon intervention, je contredis ce cycle habituel en empêchant les végétaux de retourner à la terre et en permettant aux câbles d'être recyclés. Il y a de la dérision à forcer ces deux univers étrangers l'un à l'autre à se rencontrer : l'objet technique inventé, fabriqué, transformé, produit en grande quantité est aliéné à une autre utilisation, une autre fonction,
« Plus qu’une substance, le plastique est l’idée même de sa transformation infinie, il est, comme son nom vulgaire l’indique, l’ubiquité rendue visible ; et c’est d’ailleurs en cela qu’il est une matière miraculeuse : le miracle est toujours une conversion brute de la nature. Le plastique reste tout imprégné de cet étonnement : il est moins objet que trace de mouvement.» 9Alors qu'il n'est pas créé pour ses fonctions esthétiques, l'objet plastique ou métallique introduit dans un autre milieu génère cette esthétique. Inventé pour un but précis, réalisé avec une anticipation totale du résultat.

«...parce que créer est au commencement d'une vie nouvelle, ce commencement lui-même. »12
Entre mes intentions patentes et l'inconscient il y a un rapport que j'ai eu du mal à comprendre et que je ne peux taire maintenant qu'il s'est éclairci. Le choc d'un deuil subite est à la source d'une évolution créatrice. J'ai reconnu et accepté le cheminement parcouru sur le plan émotionnel et artistique: au départ une démarche : je croyais ne faire que réconcilier les éléments translucides en calque déchirés et ajourés et un morceau de carton-plume récupéré. Au final, une expérience génératrice d'une création toute différente d'intention maintenant.
Le deuil, est à l'origine de certaines créations. Voici la réflexion de Michel de M'Uzan sur l'acte libérateur, créateur, transcendant un deuil :
"...- bien des choses me laissent à penser qu'ils ont profondément à faire avec une expérience de deuil -, je tiens ces vacillements de l'être pour des moments féconds, voire pour les instants les plus authentiques de l'inspiration".10
J'avais jusque là beaucoup fait de réalisations sur papier et toile. Quelques unes, des superpositions de papier, avaient un léger volume. Cette sculpture de papier calque fut ma première œuvre en 3 dimensions.
Sculpture :  "Le messager" octobre 2014
Je n'ai réalisé que longtemps après avoir fini la sculpture que ce sont peut être ces lambeaux de moi qui traversent cette paroi noire et épaisse de la sculpture « le messager ». Je l'ai nommée ainsi en référence aux lépismes intercesseurs entre les vivants et les morts. Ces insectes ont participé activement à la réalisation de la sculpture.


Présentation de la sculpture "Le messager"
(voir autres photos sur  la page du blog: "écorces")
 Bandes de papier calque ajourées d' 1 cm de large environ et de 4 à 20 cm de long traversant la fente verticale d'un carton épais, noir et lisse 22x 35x 48 cm,
  Des dentelles de papiers légers, comme des lames, traversent la paroi épaisse et rigide, à l'apparence métallique. Celle-ci, opaque, s'oppose au calque translucide. Comment ces matériaux si fins et si fragiles peuvent-ils se dresser à l'horizontal, comme en apesanteur? Ces papiers translucides, des "poissons d'argent" les ont grignotés pendant des mois : (extraits de définition Wikipedia : poisson d'argent (Lepisma saccharina) ou lépisme, est une espèce d'insecte d’1 cm environ, commun dans les habitations, notamment dans les cuisines et les salles de bains, il affectionne particulièrement les milieux poussiéreux et les locaux humides et chauds des vieux logements. Polyphage, il se nourrit de détritus, denrées alimentaires, moisissures, papier, coton,…)
Cette découverte due au hasard m'a étonnée et séduite. J’ai donc mis ces insectes à contribution dans mes créations sur des papiers préparés à cet effet. C'est maintenant eux qui provoquent la sérendipité que je mets en place dans mes travaux à l'encre sur papier.
Pour ce travail, je déchire de longues bandes de papier calque. Je les installe au sol, je les change de position, en fonction des trous effectués par les poissons d'argent et dans la perspective de ceux à réaliser. Je les laisse de longs mois pour qu'ils peaufinent les dentelles des calques. Je confie à mes "ouvriers spécialisés" ce travail préparatoire sans savoir alors qu'il constituera en partie une sculpture.
Une fois les papiers dentelés obtenus, je mets de côté ces bandes. Je sais depuis le début que j'en ferai un travail mais elles restent plusieurs mois sous mes yeux à patienter dans un sachet.
J'ai toujours dans un coin de ma tête une image récurrente d'une texture, d'une forme, d'un geste. L'aboutissement du projet est plus ou moins long. Pour ce travail-là l'incubation fut longue ; je ne sais plus combien de mois la gestation a duré. Je sentais confusément que l'histoire entre ces papiers et moi ne serait pas la même qu'avec mes travaux de papiers déchirés précédents. Un jour le processus créatif se met en marche : les bandes de papier calque traverseront un support rigide.


5) REPRÉSENTER L'INVISIBLE
« Les créateurs réussissent momentanément à faire face à la douleur causée par …. la perte, en décidant de donner vie à quelque chose qui n’existait pas auparavant — quelque chose qui sans eux n’aurait pas pu avoir lieu....Comme si ce renouvellement était capable de les faire revivre, c'est à dire retisser à leur profit cette trame de la vie qui s'était soudain rompue pour leur plus grand malheur.»11

Un jour, en présentant ce travail, une bouffée d'émotion m'envahit tout à coup. Je prends conscience que ce travail où les poissons d'argent interviennent, a à voir avec un deuil brutal éprouvé quelques années auparavant . "...Le saisissement" que j'ai décrit comme le moment de la création littéraire; certaines expériences de deuil....Plus ou moins fugitifs, plus ou moins profonds, ces ébranlements de l'identité du sujet ,qui passent généralement pour des accidents appartenant soit à la psychopathologie de la vie quotidienne, soit à la pathologie tout court, ne sont pour moi ni accidentels, ni négatifs. J'y vois au contraire une donnée fondamentale de la vie psychique individuelle, quelque chose en somme d'absolument contradictoire avec l'idée que nous nous faisons de notre identité, mais de contradictoire en un sens positif."12
Le travail que je viens de décrire est celui qui m'a le plus intimement appris sur le lien de l'inconscient avec la création artistique. C'est en la présentant à une personne éloignée, neutre par rapport à ma propre histoire et dont j'apprécie le regard critique que j'ai eu la révélation du vécu douloureux qui en avait été la genèse. Ce sont les mots de cet interlocuteur évoquant tout simplement le travail nocturne des "poissons d'argent" qui ont ajouré les papiers calques de la sculpture qui m'ont ouvert les yeux sur l'implication d'un deuil personnel dans le cheminement long et prégnant que j'ai vécu jusqu'à la réalisation de cette sculpture. Après la mort de ce proche, quand je me relevais la nuit, je tuais les petits insectes, les chargeant du rôle de messagers de ma tristesse auprès de la personne défunte. Ce deuil a été le facteur déclenchant et inconscient de l'élaboration de cette pièce en volume où les lépismes étaient le point commun.
Ces papiers sont l'incarnation -ce sont des peaux- du passage de la vie à la mort.
 Je n'ai conçu qu'une seule sculpture de ce type. J'ai d'autres papiers grignotés prêts à être utilisés pour de futurs travaux, mais ils sont de côté pour l'instant.
Cette pratique de tuer un animal pour intercéder auprès d'un mort est une coutume qui existe depuis la nuit des temps pour connaître son avenir, par exemple. A mon grand étonnement, dans la situation affectivement insupportable que je subissais, cet acte magique s'est imposé à moi sans le préméditer. Je me sens proche des êtres éloignés dans le temps comme les chamanes préhistoriques ou dans l'espace comme ceux des civilisations africaines ou amérindiennes. Sous le vernis de la civilisation et de la culture se cache en moi un être primitif dont j'ignorais l'existence. Je l'accueille comme j'ai accueilli ma personnalité transformée par le deuil.
Jean Clottes à propos des sociétés de chasseurs et de chamanes de l'aube de l'humanité soumet l'idée que l'action de graver et de peindre entraîne une transformation du peintre plus importante que la peinture elle même. Cette transformation est toujours vraie aujourd'hui.
Maintenant je peux remercier les lépismes d'avoir transformé les bords des papiers déchirés en dentelle précieuse, d'avoir transcendé mon chagrin en réalisation artistique. Cette réflexion sur ma démarche me fait m'interroger sur l'aspect narcissique de l'œuvre de création.
La création est à la fois mort d'une gestation et prolongement de la vie par la naissance de l'œuvre, c'est repousser les limites de la vie par cette excroissance de vie créée, par l'existence de cette partie de moi supplémentaire, preuve et persuasion à rester en vie. Grâce à la création je trouve mon essence, j'apprends à me connaître par ces révélations que m'apportent ces formes sorties d'une partie inconnue de moi, insaisissable, inmaîtrisable, je mets de mots sur ce qui vient de mon être profond, je me surprends, je me dépasse, et j'en redemande. « Créer donne au créateur de vivre au-delà de ce que sa vie a la possibilité de le faire vivre et lui donne aussi à éprouver plus de choses que ce que sa vie a la possibilité de lui faire éprouver. »13 Oui l'action de créer entraîne une transformation de son auteur plus importante que l'œuvre elle même. J'échappe, comme tant d'autres, par ma pratique artistique, à ma simple condition humaine.

Bibliographie

1 Didier Anzieu, Le Moi-peau, Ed Dunod augmentée 1995, p. 7

2 Paul Gauguin, Oviri écrits d'un sauvage, édition Folio, Gallimard 1974

3 O Redon, A soi-même, édition 1985, Librairie José Corti 1961, p. 35

4 David Sylvester : Entretiens avec Francis Bacon, Flammarion, édition 2013, p. 66

5 Dominique Berthet, « L’imprévisible et la rencontre » dans L’imprévisible dans l’art » L’Harmattan, 2012, p. 18

6 G. Didi Huberman, Écorces, les éditions de Minuit, 2011, p.68

7 "Les métamorphoses du déchet": Bissière, Chaissac, et Dubuffet vers 1946" Anne Malherbe dans Les métamorphoses du déchet Sous la direction de Martine Tabeaud p.23

8 Anne Malherbe dans Les métamorphoses du déchet Sous la direction de Martine Tabeaud p. 25

9 Roland Barthes, Mythologies, Éditions du Seuil, 1957, p. 171

10 Site Wikipedia consulté le 4 avril 2016


7/4
Art et société
Sculpture : "C'est quand qu'on va où?"
matériaux de récupération: peau de courge séchée, écorces de bouleau, fils, bouchons métalliques et plastiques
Pour ce thème j'ai voulu réunir des écorces de bouleau roulées. .Je l'ai déjà fait dans une autre œuvre où je les ai enserrées dans un cylindre de plastique transparent. Ici je voulais les assembler comme des personnages qui seraient réunis, symbolisés par ces peaux d'écorces. Pour réaliser ce travail je dois ramasser des écorces, minces écorces de bouleau à papier (Betula papyrifera Marshall), qui se détachent toutes seules du tronc, comme des peaux, et que je roule sur elles-mêmes avant de les assembler. Je dois les mouiller pour les assouplir, les rouler autour d'un cure-dent, les maintenir avec un fil métallique, ou les mettre dans un fin tube que je trouve dans les trésors accumulés chez moi ( bouchons creux, de stylos ou de médicaments....Ces écorces roulées sont comme des petits hommes).  Les témoins de la contention que je n'avais pas laissés dans l’œuvre précédemment citée, je l'es ai gardés très apparents pour ce travail.  Ils symbolisent l'histoire de ces gens que j'ai rapprochés. Ils sont aussi, bien sûr le témoin de mon propre travail et de mon histoire associée à la leur. La courge a séché en forme de conque. Quel bel espace pour installer les petits rouleaux enturbannés. C'est comme une coque, dont le décor naturel ocellé donne la sensation que la courge a une peau d'animal. Je dis coque, nous sommes bien en face d'une coque de bateau où mes personnages si fragiles sont embarqués. C'est évidemment une allusion aux évènements mondiaux qui nous secouent.

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